Le défrichement subit
une accélération dès la fin du IIIe et au début du IIe millénaire av. J.-C.
que traduisent les modifications du milieu végétal perçues dans certains
sites archéologiques ou sur les pollens des tourbières (109).
Cela correspond à de nouvelles influences qui imprégneront les Alpes du Nord
à partir du Valais et du Chablais vaudois en Suisse ; quatre régions sont
à distinguer dans les Alpes où cette influence se manifeste de manières différentes.
L'avant-pays à l'Ouest du Sillon alpin
La rive Sud du lac Léman est directement intégrée au noyau de la civilisation
du Rhône tant par le matériel métallique (110)
que par le rite funéraire en coffre de pierres (111)
à l'instar de ce qui existe sur la rive Nord du lac Léman.
Plus au Sud l'imprégnation
rhodanienne est moins nette, plus diffuse sans pour autant être absente. La
station littorale de Veyrier sur le lac d'Annecy, avec une hache de Neyruz,
et une autre sans matériel, découverte récemment à Sévrier (datée de -1665),
pourraient être les symétriques des stations installées au Nord du lac Léman,
comme Morges. Tout en restant prudent en l'absence d'autres vestiges, ces
deux sites entrent parfaitement dans le courant qui a installé des habitats
et des ateleirs littoraux sur les lacs du Sud de l'Allemagne et de Suisse
à la fin du Bronze ancien, donc très postérieurement à
la naissance des centres de production.
La vallée du Rhône supérieur et le couloir rhodanien sont ainsi parcourues
par ces influences marquées seulement par du métal, souvent abondant comme
dans la région de Vienne et la vallée de la Bourbre, ou par quelques céramiques
carac-téristiques en Savoie, au Sud de Lyon, en Dauphiné (112).
Dans les zones subalpines plus orientales la céramique rhodanienne typique
est rare mais les récipients courants changent de forme (113)
; les importations métal-liques, le plus souvent tardives (114),
ne s'accompagnent pas de modification des rites funéraires qui restent collectifs
et en grotte (115).
L'influence rhodanienne
est dominante, quand on considère la densité particu-lièrement élevée des
bronzes (116) mais quelques objets sont importés
en plus de la zone rhénane de l'Adlerberg et du domaine dit "nord-alpin"
par les auteurs suisses (117).
Des couches du Bronze ancien en grotte sont datées de 1930 BC à Montmaur-en-Diois,
1750 BC à Claix, 1620 BC à Sassenage et 1610 BC à Seyssinet près de Grenoble,
1720 BC à Choranche en Vercors. Ailleurs les niveaux stratifiés sont confondus,
par absence de fossiles directeurs, avec ceux attribués à la fin du Néolithique,
ce qui démontre une continuité technique couvrant la fin du IIIe et le début
du IIe millénaire.
Les Alpes du Nord voient se mélanger intimement les influences méridionales
et helvétiques celles-ci étant plus nettes au Nord, celles-là plus marquées
au Sud (118).
Les Hautes-Alpes ne suivent pas le schéma habituel...,
Dans les Hautes-Alpes, une sorte de "foyer secondaire" de la Civilisation
du Rhône se développe, marqué par le dépôt des Taburles (119)
près de Gap, des haches, épingles ou poignards (120).
A Champcella sur la Durance, les riches sépultures en grotte de défunts de
rang élevé (121) et celle d'une cavité voisine
bien pourvue en mobilier de bronze (122) confirment
l'importance de cette région dans le commerce du métal (ou sa fabrication
?) sous l'égide des Valaisans ou leurs affidés. Plus au Sud, des haches (123)
témoignent de l'occupation de l'Ubaye dès le XVIIe siècle bien qu'aucun habitat
ne soit encore signalé. Cette concentration d'objets rhodaniens sur un territoire
restreint dans les Hautes-Alpes n'est pas fortuite ; elle
doit être liée à l'exploitation des mines de cuivre illustrée à Saint-Véran
par des restes datés du Bronze ancien-moyen.
L'influence valaisane
a pu y parvenir soit depuis le couloir rhodanien, à l'Ouest, par la vallée
de la Drôme, elle-même marquée par plusieurs ossuaires en grotte et par des
bronzes (124), soit par le Sillon alpin jalonné
par des haches (125). De toute façon ce foyer
haut-alpin a pu servir de relais à la diffusion du matériel rhoda-nien en
Provence orientale (126).
Les Baronnies
La présence plus fréquente qu'ailleurs de bronzes (127)
de type Civilisation du Rhône dans cette partie de la basse Drôme est probablement
liée aussi à l'exploi-tation des filons de cuivre de cette région ; l'abondance
des ossuaires collectifs en grotte ou en hypogées montre une forte densité
du peuplement qui reste cultu-rellement rattaché à la sphère méridionale,
en particulier le Languedoc, très touché aussi par la civilisation du Rhône.
Les massifs internes de Savoie
Par où sont arrivés les poignards
rhodaniens et la hache-spatule de Tarentaise (128)
et les mineurs qui ont exploité des filons de cuivre près de Moutiers (129)
? Une tombe à Bourg-Saint-Maurice, en Tarentaise, est datée de 1880 BC (130)
; en Maurienne le site des Balmes de Sollières nous apporte encore de précieux
renseignements avec de la céramique de la civilisation du Rhône dans
un niveau daté de 1890 BC.
Ainsi ces régions sont touchées par la mouvance rhodanienne bien que la vallée
de l'Arc n'ait encore livré aucun bronze, comme nous l'avons vu.
Hommes ou influences venus du Valais ont-ils suivi une voie occidentale avec
ouverture de la vallée de l'Isère entre Moutiers et Albertville, de la vallée
de l'Arc entre Combe de Savoie et Modane ou bien est-ce encore la voie orientale
par le Val d'Aoste et le col du Petit-Saint-Bernard qui fut utilisée ? Cette
dernière hypothèse est la plus plausible compte tenu de l'absence de vestiges
du Bronze ancien dans la partie aval des vallées ; elle prolonge la diffusion
culturelle du complexe Rhodano-Cortaillod par le Grand-Saint-Bernard, mise
en place au Néolithique moyen.
Cette arrivée par l'Italie et le Val d'Aoste n'est pas incongrue car haches
rhodaniennes et céramique en résille du Piémont occidental (131)
indiquent que cette région a été touchée, elle aussi, par la civilisation
du Rhône et a probablement fabriqué elle-même des bronzes car des lingots
sont associés aux objets dans le dépôt d'Avigliana, en Piémont.
A la fin du Bronze ancien le vide archéologique en aval de Feissons-sur-Isère
et en aval de Saint-Jean-de-Maurienne traduit donc encore l'absence d'occupation
permanente des basses vallées, mais n'y a-t-il pas eu un début de transit
pour les échanges avec l'Ouest et le Sillon alpin ? Le poignard à manche
massif et la hache de la Combe de Savoie (132)
sont-ils arrivés par la montagne à l'Est ou par le plateau savoyard
au Nord-Ouest ? La question reste donc en suspens avec possibilité d'ouverture
de la voie alpine occidentale à la fin du Bronze ancien, sans que cela signifie
forcément que bronzes et mineurs "rhodaniens" de Tarentaise ne sont pas arrivés
par le versant italien.
A la fin de la période un vase à anse en poucier de la civilisation lombarde
de la Polada a été importé à Sollières traduisant la poursuite des contacts
avec le versant oriental italique (133).
La première aristocratie alpine
Les
marques de prestige que sont les poignards à manche massif et les haches-spatules
(134), tout particulièrement abondantes entre
Rhône et Durance (135) à
la fin du Bronze ancien, laissent supposer la présence d'une classe "aristocratique"
directement liée, techniquement, commercialement ou politiquement, aux centres
industriels du Valais. Particulièrement représentée en Tarentaise, dans le
Gapençais-Embrunais et dans les Baronnies, nous avons vu qu'elle devait être
en rapport avec les richesses en cuivre de ces régions.
Toutefois cette classe sociale se conformant aux rites funéraires traditionnels
en grotte en usage autour d'elle, on est en droit de penser qu'elle ne représente
pas une intrusion de migrants helvétiques mais plutôt la promotion d'autochtones
dans les activités métallurgiques fort rémunératrices ; ainsi se créait une
structure sociale nouvelle par une hiérarchisation ostensiblement affirmée,
inconnue jusqu'alors.
Des temps troublés ?
Dans les Alpes, une constatation troublante concerne la présence de traces d'occupation avec céramique dans des grottes souvent très isolées et sur des hauteurs faciles à défendre (que je n'ose pas nommer "oppidum" en l'absence de fouilles et de structures défensives mises en évidence) ; ces traces sont attribuées au Néolithique final/Bronze ancien, au sens large, et à la fin de l'âge du Bronze sur lesquelles nous reviendront. L'utilisation de ces sites, souvent inconfortables, est-elle liée à des temps troublés et à la recherche de sécurité au moment où émerge une classe dirigeante qui a pu avoir pour but le contrôle du territoire et des marchés offerts à ses productions ? C'est une hypothèse à envisager.
Les
rites funéraires
Au Bronze ancien le Sud du lac Léman possède des tombes en coffre (136) ce qui l'incorpore au domaine propre à la civilisation du Rhône. Les dolmens du Chablais et du Gapençais étaient toujours utilisés à la fin du Bronze ancien (137). Les rites funéraires helvétiques n'ont pas été adoptés par ceux qui ont reçu ou élaboré du matériel métallique ou céramique ; l'influence sur les populations alpines est donc restée plus technique que culturelle car les tombes demeurent à inhumation simple: en grotte dans les Hautes-Alpes et en coffres individuels à Bourg-Saint-Maurice en Tarentaise. Au Sud de Chambéry (138) les ossuaires collectifs d'inspiration méridionale du Néolithique final, sont encore très largement utilisés au Bronze ancien sans rupture ni hiatus apparent ; ils ont déjà été cités.
Tasse dite des "Roseaux", caractéristique
de la civilisation du Rhône.
La Buisse, Isère
Hache à épaulement, type la
Baraque.
Aiguebelle.