Le
passage d'Hannibal dans les Alpes
par Aimé Bocquet
La préhistoire en Tarentaise
La Tarentaise fut colonisée dès le
Néolithique moyen puisqu'à Aime des tombes collectives en coffre
de dalles ont été datées de 3500 av. J.-C. ; elles sont
caractéristiques de la Civilisation de Glis-Chamblandes qui s'était
développée au nord du lac Léman et sur le haut Rhône.
A l'âge du Bronze ancien, entre 1800 et 1600 av. J.-C. des métallurgistes
du Valais suisse exploitent des mines de cuivre : à l'entrée
de celle de Saint-Marcel, une hache-spatule en bronze signe l'origine et les
activités des habitants. D'autres vestiges de ces métallurgistes
proviennent de Feissons sur Isère, de Feissons-les-Salins et il y a
un poignard à manche massif au col même du Petit-Saint-Bernard.
A l'âge du Bronze moyen, (de 1500
à 1250 av. J.-C.) une lame de poignard en bronze marque une importation
de l'est de la France, influence qui se manifestera ensuite, tout au long
de l'âge du Bronze final à la Léchère, par des
tombes à Petit-Cur, au Mas de la Baisse, des objets au Pas-de-Briançon,
des objets encore à Villette-d'Aime qui a livré des tombes gauloises
du IVe siècle av. J.-C.
Il y a des habitats de tous âges à Aime et Bourg-Saint-Maurice.
Le trafic transalpin, avec des échanges dans les deux sens, est attesté
dès le début du Bronze final par une épée italique
à Aime.
A partir de maintenant, le chemin va entrer dans la haute vallée de
l'Isère, encaissée entre des montagnes aux pentes abruptes.
On sera sur les mauvais chemins des Alpes où la marche est plus lente
ce qui se traduit par des étapes plus courtes.
Au début de la Tarentaise, la route ne présente pas de grosses
difficultés pour serpenter sur les éboulis de bas de pente,
encore utilisée aujourd'hui pour la circulation locale entre les villages
; l'ancienne voie romaine suit le tracé protohistorique.
Les Ceutrons cachent bien leur jeu !
Polybe nous raconte la suite : " ... Aucun incident marquant ne se produisit ensuite, jusqu'au moment où, le quatrième jour, il se trouva à nouveau en grand péril.
Les gens établis au voisinage de la route qu 'il suivait se concertèrent et, pour lui tendre un piège, vinrent le trouver, portant rameaux et couronnes ce qui, chez presque tous les barbares, constitue un symbole de bon vouloir, comme le caducée chez les Grecs.Hannibal, qui avait garde de se fier à de telles manifestations, s'enquit soigneusement de leurs intentions, afin de savoir où ils voulaient en venir. Ses interlocuteurs lui déclarèrent qu 'ils étaient au courant de la prise du bourg et du désastre subi par ceux qui avaient cherché à lui faire du mal. Ils lui expliquèrent que c'était justement là la raison pour laquelle ils étaient venus, car ils souhaitaient que, de part et d'autre, on s'abstienne de tout acte d'hostilité.
Ils offrirent même de livrer quelques-uns des leurs comme otages. Hannibal, qui se méfiait de ces promesses, hésita longtemps, puis, réfléchissant que, s 'il acceptait leurs propositions, il les amènerait peut-être à se montrer plus prudents et accommodants, tandis que s'il les repoussait il s'en ferait à coup sûr des ennemis déclarés, il leur donna son accord et feignit de leur offrir son amitié.
Voyant alors les Barbares lui remettre des otages, lui fournir du bétail en abondance et se mettre, sans prendre la moindre précaution, entre ses mains, il commença à leur faire confiance dans une certaine mesure et se servit d'eux comme guides dans le parcours difficile qu'il lui restait à faire. " (III, 52).
Cette
péripétie avec les habitants de la vallée, les Ceutrons,
eut lieu entre Albertville et Cevins ; en effet elle se place le quatrième
jour après l'accrochage de Vimines et deux jours avant qu'Hannibal
soit attaqué plus en amont vers le col, d'après la séquence
des neuf jours dans les Alpes établie par Polybe.
Sur un plan purement militaire, les Ceutrons, peuple indépendant chez
qui les archéologues n'ont jamais trouvé d'armes, avaient tout
intérêt à ne pas affronter, en terrain ouvert et plat,
les redoutables guerriers puniques. Il leur fallait au contraire temporiser
par tous les moyens pour laisser l'armée poursuivre sa route dans les
montagnes où les attendent un chemin étroit dans une vallée
profonde aux bords abrupts. Polybe ne manque pas de détailler tout
ce qu'ils ont proposé pour convaincre Hannibal de leur désir
de paix, après la défaite des Gaulois à Chambéry
: manifestations chaleureuses d'amitié, otages livrés, bestiaux
offerts en abondance. L'énumération des cadeaux et des garanties
proposées montre leur volonté de ne pas en découdre ici,
en rase campagne.
Car ils savaient où ils pourraient combattre et anéantir la
puissante armée, là où la configuration des lieux leur
sera favorable. Le Carthaginois, malgré ses hésitations et ses
doutes soulignés par le narrateur, s'est laissé prendre à
leur ruse et cela aurait pu mettre fin à ses projets vers l'Italie.
Il commit l'erreur de ne pas les combattre et les vaincre sur place, dans
la large vallée où ses troupes pouvaient maîtriser des
soldats peu aguerris. Il a voulu tenter sa chance de ne pas perdre ici des
hommes et du temps, ce qui semble son souci constant tellement il a hâte
de quitter ces redoutables montagnes.
On peut s'étonner
que la Table de Peutinger n'établisse qu'une distance de 3 milles entre
Ad Publicanos et Obilonna et de 13 milles d'Obilonna à Darantasia.
La raison me semble être une erreur de copiste sur la distance entre
deux étapes dont le total s'élève à un peu plus
de 30 km (car on ignore où se place exactement Ad Publicanos). Soit
le III devrait être lu IX qui ajouté au XIII d'Obilonna-Darantasia
font XXII milles (32,5 km), soit il doit être lu VIII ce qui donne XXI
milles (31 km).
La station d'Obilonna se situe en réalité près de Cevins,
à 8 ou 9 milles environ d'Albertville, donc non à la Bathie
(comme admis par bien des auteurs) qui n'est qu'à 5 ou 6 milles (7
ou 9 km) d'Albertville...
Sur 200 m en aval de Cevins, le passage est difficile car la hauteur de Notre-Dame-des-Neiges barre la vallée et se rapproche du lit étroit de l'Isère, au nord du village. Cevins était déjà occupé à l'époque gauloise comme en témoigne la récente découverte de deux pièces allobroges en argent sur ce verrou. C'est autour de ce village installé sur le cône de déjection du ruisseau de Bornand, que bivouaqua l'armée carthaginoise après une mar-che de moins de 20 km depuis la Combe de Savoie.
Le lendemain
les troupes entrent dans des gorges bien plus resserrées, contrôlées
par la citadelle de Notre-Dame-de-Briançon puis pénètrent
dans l'élargissement de la Léchère-Bellecombe-Aigueblanche.
Sur la rive droite, l'ombilic d'Aigueblanche-Bellecombe-Tarentaise laisse
toute la place pour avancer jusqu'aux Gorges de Ponserand , très étroit
couloir d'un kilomètre de long enserré entre des montagnes abruptes
mais en faible dénivelé, avant d'atteindre le carrefour de vallées
à Moûtiers (Darantasia). Le flanc de la montagne est très
en pente mais y accrocher un sentier au-dessus de la rivière est possible,
là où passe aujourd'hui la N 90 qui domine d'une quarantaine
de mètres le cours d'eau. La qualité et la nature des roches
sous la crête de Roche-Plate sont telles que chutes de blocs et couloirs
d'éboulis rendaient cette portion de route dangereuse : on voit encore
aujourd'hui la marque de nombreux éboulements.
Depuis
Cevins, une étape de seulement 15 km montre bien que les difficultés
s'accroissent, on n'est plus dans la plaine avec une route assez large ! En
effet, il semble que l'étroitesse du chemin ou sa mauvaise qualité
ralentit autant la marche que les grandes pentes car depuis la Combe de Savoie
la déclivité n'est que de 1,5 % mais les étroits, deux
kilomètres à Conflans, deux kilomètres sur la commune
de la Léchère et un kilomètre dans les Echelles d'Hannibal,
ont bien ralenti les cadences.
Je citerai, pour être complet car la question a été évoquée par certains, la voie romaine sur la rive gauche que l'on suit à Bellecombe-Tarentaise au lieu-dit l'Etrat ; au début du défilé de Ponserand les Romains ont taillé le roc sur 23 m de long, 5,30 m de large et à 16 m au-dessus de la rivière . Je ne pense pas que le chemin gaulois passait là car il eut fallu traverser la rivière deux fois, en amont et en aval. La rive gauche était pourtant occupée à cette époque car un hameau portant le nom de Verdun était au centre de l'agglomération de Bellecombe avant son urbanisation, à 600 m du début du resserrement de la gorge : ceci n'a rien d'étonnant car des tom-bes gauloises témoignent d'une présence au village de Saint-Oyen, au-dessus de Bellecombe. Quand on voit les travaux de génie civil que les Romains ont été obligés d'entreprendre pour viabiliser le passage en rocher, il est peu envisageable d'y voir passer les Gaulois. Si les Romains ont changé de rive c'est probablement que le chemin gaulois ne pouvait pas être rendu carrossable sur un kilomètre de long au-dessous de pentes soumises à de fréquents éboulements ; un changement radical de tracé, que l'art des ingénieurs rendait possible, était plus fiable sur la grande route Vienne-Milan. C'est d'ailleurs le seul endroit où la route romaine ne suit pas le chemin gaulois.